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LA SINGULIÈRE

1920-2016

Edmonde Charles-Roux

Elle a traversé avec panache le 20e siècle.

Elle s’est éteinte à 95 ans.

Soldate, Résistante, journaliste, écrivaine, sa vie fut un roman à l’image de ses héroïnes.

L'AUDACE

« On me dit gauche caviar. Pourquoi pas ? L’essentiel c’est la gauche. Si le caviar vient avec tant mieux ! Cela veut dire qu’on était destiné à vivre à droite et qu’on a le coeur à gauche ».

Si on ne peut réduire Edmonde Charles-Roux à cette formule qu’elle aimait lancer à ses détracteurs, elle témoigne de sa gourmandise à cultiver les paradoxes. « Elle s’habille en Saint-Laurent mais écrit en survêtement, est aussi mondaine que sauvage, et croit en Dieu tout en soutenant avec ardeur l’école laïque », souligne le texte introductif à son premier roman Stèle pour un bâtard, réédité par Grasset en 2006.

 

Oui Edmonde Charles-Roux est née grande bourgeoise et à vécu en rebelle et sans jamais s’excuser. Un milieu qui lui a permis de se frotter dès sa plus tendre enfance à d’autres cultures. Tout cela est un terreau fertile pour embrasser bellement la vie.

Mais il est un trait de caractère qui la singularise plus que tout : l’audace. En 1940, il en fallait une belle dose pour s’engager à 19 ans dans l’armée et pour ensuite rejoindre la Résistance aux côtés des communistes ouvriers et immigrés au volant de son ambulance de la Croix-Rouge qu’elle détournait allégrement pour aider les camarades ! L’audace et le courage vont ensemble et toute la vie d’Edmonde Charles-Roux, en temps de guerre comme en temps de paix, en témoigne. Elle nous laisse en héritage cette leçon de vie et son oeuvre littéraire. Un style élégant et populaire à dévorer sans compter. Le plus bel hommage que l’on puisse lui rendre.

 

Françoise Verna

Editorial

Les années 90 s’achèvent lentement. En ce jour de printemps, le soleil inonde la place d’armes de la maison-mère de la Légion étrangère à Aubagne dans les Bouches-du-Rhône où est célébrée, comme tous les 30 avril, la bataille de Camerone. A la tribune d’honneur, un bambin est intrigué par une honorable vieille dame qui porte, épinglée à sa veste haute-couture, une rangée impressionnante de médailles. « Tu as fait la guerre toi !? », lance, incrédule, l’effronté avec la candeur de ses quatre ans. « Oui et attention, elle est terrible ! » réplique dans un sourire le nouveau président de la région Paca, Michel Vauzelle, en désignant celle qu’il accompagne : Edmonde Charles-Roux.

 

1940. Il faut imaginer une très jeune femme brune au regard franc. Alors que la guerre éclate, la jeune Edmonde prépare un diplôme d’infirmière et s’engage volontairement. A 19 ans, elle est intégrée à un corps d’ambulancières affecté à un régiment de la Légion étrangère. Des témoins évoquent « son courage physique extraordinaire ». Elle sera blessée au combat, décorée de la Croix de guerre, citée à l’Ordre du Corps d’armée et, fait rarissime, nommée caporal d’honneur de la Légion étrangère.

 

La médaille est modeste mais c’est, selon elle, sa plus belle récompense. Démobilisée après la débâcle, elle retourne à Marseille et reprend la lutte contre les nazis dans les rangs de la Résistance, aux côtés des communistes FTP-MOI (francs-tireurs et partisans-mains d’oeuvre immigrée). Dans la foulée du débarquement de Provence, elle rencontre le Général de Lattre de Tassigny qui l’intègre au sein de son état-major. Durant cette campagne de libération de la France, Edmonde Charles-Roux - qui emporte avec elle un seul livre, Guerre et Paix de Tolstoï - est blessée pour la seconde fois lors de l’entrée de la 1ère armée de France en Autriche.

 

 

Celle qui a passé son enfance au gré des pays d’affectation de son père François Charles-Roux, ministre puis diplomate, n’a jamais eu le goût des frontières. Ni sociales, ni géographiques. Une petite enfance passée à Prague, une adolescence en Italie du sud (son père fut ambassadeur auprès du Saint-Siège à Rome) et surtout l’expérience de la guerre, font qu’elle va fuir le milieu de la haute bourgeoisie marseillaise et son esprit étriqué de rentier. Milieu qui fut dans sa quasi-totalité vichyste et qui ne lui pardonne pas ses engagements.

 

"20 ans d'amour absolu"

 

C’est à Paris qu’elle va construire sa vie d’adulte. Elle doit absolument travailler pour assurer son indépendance matérielle. 1947. Le magazine Elle balbutie. La jeune femme intègre la rédaction. Elle raconte : « Ma chance ? La journaliste qui devait couvrir la réouverture de la Scala tombe malade, on m’y envoie. C’est le retour de Toscanini après son exil. Je connaissais ses filles, j’ai été invitée dans sa loge. Hélène Lazareff était enchantée ».« 20 ans d’amour absolu » De 1950 à 1966, elle dirige la rédaction française de Vogue où elle va conjuguer mode et grande culture. Elle consacre pas moins d’une vingtaine de pages par numéro aux artistes et écrivains, de Genet à Aragon. Elle sera licenciée pour avoir choisi de mettre en couverture une mannequin noire.

 

1966. Auréolée du prix Goncourt pour Oublier Palerme, elle reçoit la médaille de la Ville des mains de Gaston Defferre. Cette réception est un tournant dans sa vie car le coup de foudre transperce ces deux-là. La rebelle et le cévenol ne vont plus se quitter et vont vivre, selon elle, « vingt ans d’amour absolu » que seule la mort de Gaston Defferre, en 1986, interrompt. Elle est pour beaucoup dans l’éclosion de la culture dans la ville : des Ballets Roland Petit au Théâtre de La Criée. Elle fut aussi présidente d’honneur du Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence. Et pour cause : elle fait partie de l’équipe qui le fit naître en 1948.

 

F.V.

 

 

BELLE ET REBELLE COMME SA VILLE, MARSEILLE 

UNE PLUME PASSIONNÉE

PAR LA BELLE OUVRAGE

Biographe ou romancière, Edmonde Charles-Roux est de cette trempe d’écrivains amoureux de la belle ouvrage. Documentation, longue exploration de son sujet, souci de la description des choses et des sentiments.

 

Rien de pesant pourtant dans son style, élégant et exigeant tout en étant d’un accès aisé pour le lecteur. Le succès de son livre majeur Oublier Palerme, prix Goncourt en 1966, en est la magnifique illustration.

Le mystère de l’écrivain est insondable mais Edmonde Charles-Roux a levé un peu le voile en faisant siens les mots d’Aragon pour lever un coin sur les secrets de sa méthode : « Je mets peut-être bien de la minutie à raconter ces choses : mais c’est qu’on ne rêve bien qu’à condition d’avoir pour point de départ un paysage réel, tout un entourage, même inutile, d’associations d’idées ». Elle mettra ces mots en épigraphe de sa biographie d’Isabelle Eberhardt (1877-1904).

 

Son premier roman, Stèle pour un bâtard, publié en 1959, a lui « pour point de départ », un souvenir de jeune fille. L’auteur du Soulier de satin, Paul Claudel, ami de sa famille, lui fait découvrir le destin incroyable de don juan d’Autriche, bâtard de l’empereur Charles Quint. Sous sa plume, renaît alors une époque et surtout une épopée au coeur de l’Europe du 16e siècle. Le romancier Pierre Moustiers écrivait en 2005 à Edmonde Charles-Roux à propos de son écriture et en particulier dans ce livre, « en elle, j’ai retrouvé ce que j’aime par dessus tout : une certaine sécheresse électrique, le mystère et la luminosité des mots associés sans ornements, sans bracelets et qui craquent comme du phosphore ».

 

F.V.

 

 

Goncourt et biographe de Chanel

 

Son grand succès, Oublier Palerme, est aussi inspiré d’un souvenir d’enfance en Sicile. L’Italie sera aussi son grand amour et la Sicile en particulier. La plume minérale d’Edmonde Charles-Roux se déguste également à la lecture de Provence, un dialogue merveilleux avec les photos, elles aussi sobres et poétiques, de Willy Ronis. Européenne et profondément méditerranéenne, Edmonde Charles-Roux va consacrer dix ans de sa vie à une femme qui la fascine et l’envoûte : Isabelle Eberhardt. Naîtront deux ouvrages, Un désir d’Orient, en 1988 et Nomade j’étais, en 1995.

 

Elle fut également la biographe de Coco Chanel en offrant avec l’Irrégulière une histoire jamais égalée. Là encore, rien d’évanescent dans ce livre. Le mystère Chanel puise aussi aux origines, au réel. En l’occurrence la terre cévenole, « une terre jamais conquise. Effleurée seulement ». Elle écrit, dans ce livre dédié à G.D : « Là prend naissance un vent de folie qui porte jusque dans les rues d’Arles le froid des neiges, arrache les tuiles des toits, met du cobalt dans le bleu du ciel, couche les blés mûrs et fait de nos royaux cyprès de Crau de ces torches échevelées comme en peignait Van Gogh. C’est le berceau du mistral.

C’est là aussi, dans l’éclat surprenant d’un paysage minéral, que prit naissance une famille agreste et rude, une famille impérieusement dominée par le goût d’engendrer, les Chanel ».

Un style, un vrai.

F.V.

 

PROFONDÉMENT MÉDITERRANÉENNE

« Elle est partie à la découverte de l’Afrique. Elle est allée chercher le contraire de ce que montraient les écrivains. » Voilà comment Edmonde Charles-Roux décrit Isabelle Eberhardt, personnage du 19e siècle auquel elle a consacré près de douze ans de sa vie d’auteur. Dans une émission enregistrée en 1989, avec Bernard Pivot, à l’occasion de la sortie de son roman Un désir d’Orient, elle explique pourquoi elle s’est intéressée à cette figure féministe franco-russe immigrée en Algérie en pleine période coloniale.

 

L’académicienne Goncourt publie alors la biographie de cette « jeune fille aventureuse » qui a fui le modèle occidental, pour se convertir à l’Islam et apprendre l’arabe. « Je considérais que c’était un sujet assez actuel », commente l’écrivaine. Avant de rappeler que son égérie « a été la première à considérer qu’il n’y avait pas de langue plus importante que l’autre, qu’on pouvait s’exprimer en français à condition de mettre le français à la disposition des Algériens. » Elle approfondit le sujet, quelques années plus tard, dans un nouvel ouvrage dédié à Isabelle Eberhardt, intitulé Nomade j’étais.
 

« Contre la perte de mémoire...

 

C’est bien ce regard que Jacques Pradel, président de l’Association nationale des pieds noirs progressistes et leurs amis (ANPNPA), garde à l’esprit. Il salue d’autant plus la mémoire de la romancière qu’elle a été l’une des rares personnalités à soutenir Louisette Ighilahriz. Figure de l’indépendance algérienne, cette dernière dénonce, dans un ouvrage autobiographique, la torture qu’elle a subie au nom de pseudo-opérations de maintien de l’ordre durant la guerre. Comme le relate l’Humanité en 2000, Edmonde Charles-Roux se dit « extrêmement bouleversée par le témoignage de Louisette Ighilahriz à la Fête de l’Humanité, au rendez-vous des Amis [qu’elle présidait alors, ndlr] » et assure avoir ainsi « pris conscience de la nécessité de remettre dans les mémoires les atrocités de la torture et de la nécessité de la condamner. » Malgré cette prise de position, « elle n’a joué aucun rôle dans l’indépendance de l’Algérie, nuance Jacques Pradel. C’était l’épouse de Gaston Defferre, un fidèle de la politique coloniale de la France. Peut-être ceci explique cela. »

 

Communauté de destins

 

Proche du couple - ne serait-ce que parce que Gaston Defferre avait été l’un de ses témoins de mariage -, le député PS Michel Vauzelle se souvient de longues conversations avec la romancière. « Elle adorait Marseille et la Méditerranée, pour sa beauté à la fois rude et douce, confie-t-il. Elle était convaincue, comme moi, qu’il y a une communauté de destins entre les peuples méditerranéens, un fond culturel commun. » Elle avait d’ailleurs inspiré une série d’expositions à Marseille sur « l’Orient des Provençaux », entre 1982 et 1983. Selon l’ancien président de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, elle portait « non seulement un message littéraire mais aussi cette idée politique d’une grande actualité ». Pas surprenant, en somme, de la part de cette journaliste de renom qui, rappelle-t-il, « était une femme de gauche, vraiment de gauche ».

 

Marjolaine Dihl

UN DERNIER HOMMAGE

À UNE VIE "DE CAPE ET D'ÉPÉE"

Les obsèques d’Edmonde Charles-Roux célébrées dimanche 24 janvier à la cathédrale de la Major ont été à l’image de sa « vie de plume et de cape et d’épée » comme l’a si bien dit Jean-Pierre Chevènement présent aux côtés du maire de Marseille Jean-Claude Gaudin, du ministre des Finances Michel Sapin et des représentants des mondes politique, culturel, militaire et médiatique auxquels cette haute figure de Marseille appartenait tout à la fois. Etaient présents Michel Vauzelle, Patrick Mennucci, Eugène Caselli, Jean-Nöel Guérini, Henri Jibrayel, Sylvie Andrieu pour le parti socialiste, Jean-Marc Coppola pour le parti communiste qui n’a pas oublié qu’elle fut la présidente des Amis de l’Humanité. Pierre Dharréville et Michel Montana représentaient la Marseillaise.

 

On remarquait Bernard Tapie et Claude Perrier le pdg de la Provence ainsi que Charles-Emile Loo qui eut cette belle phrase : « Edmonde est au sommet, aux neiges éternelles de la culture. » L’évêque auxiliaire de Marseille, Mgr Jean-Marc Aveline, salua « une femme sobre et ardente, indépendante et engagée, artiste et organisatrice, influente et insoumise qui cultiva au cours d’un siècle chaotique une fidélité paradoxale à son éducation et une volonté inflexible de transmettre ce qui avait été pour elle les repères les plus importants de sa vie, le courage et la liberté ». Il rappela sa tentative d’imposer en 1966 une mannequin noire en couverture d’un magazine et la leçon qu’elle en tira : « Aie le courage de tes opinions même si tu dois te faire virer de Vogue parce que tu n’as pas vaincu des préjugés racistes. »

 

Olivier Nora, patron de Grasset son éditeur, déclara : « Nous sommes tous les enfants d’Edmonde et de ses livres. Cette grande aventurière a rejoint ses héroïnes, Gaston, ses amis Louis Aragon, Elsa Triolet, Jean Genet et Maurice Druon. » Pour Jean-Pierre Chevènement, elle n’était « pas seulement une princesse descendue d’un tableau de la Renaissance, il y avait du Cyrano chez Edmonde. » Régis Debray fut lyrique encore pour « la plus illustre des Marseillaises » qui « a tenu haut le flambeau de la littérature. Etre Edmonde Charles-Roux, c’est se retrouver FTP à 20 ans et aller à 80 ans les pieds dans la gadoue à la fête de l’Huma ».

 

Trente ans après l’immense hommage rendu à son époux dans cette même cathédrale, une haie de légionnaires a raccompagné, au clairon d’une sonnerie aux morts et sur l’air du boudin, la jeune ambulancière de la Seconde Guerre mondiale qui fut leur caporale d’honneur. Edmonde Charles-Roux a ensuite été inhumée au cimetière Saint-Pierre avec Gaston.

 

David COQUILLE

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